Un Paris-Brest-Paris au goût inattendu
Revivez notre expérience à travers les yeux et les mots de Silvin
Vendredi 16 août. Il est 10h, et je m’engouffre dans le parc du château de Rambouillet à la recherche de la Bergerie Nationale. Etant le cœur névralgique du Paris-Brest-Paris (PBP) de cette année mais aussi le théâtre du Concours de Machine 2019, je sens l’excitation monter d’un cran lorsqu’un bénévole de l’événement me confirme que je suis presque arrivé. Thomas est déjà là et nous nous retrouvons après deux semaines de voyage à vélo, en Bretagne pour lui et dans le sud-ouest pour moi. Nous gardons nos anecdotes pour plus tard et filons repérer les lieux et appréhender l’ambiance.
Il y a pour l’instant peu de monde dans le parc, notamment parce que les contrôles techniques avant départ pour les participants du PBP ne commencent que demain. Les quelques cyclistes se décrispant déjà les jambes dans le parc sont pour la plupart britanniques et japonais, et je remarque plusieurs cadres dont je reconnais le nom d’artisans : ce sont deux nations particulièrement douées et gourmandes pour l’artisanat du cycle. Quelques rencontres plus tard, nous voilà au cœur de la bergerie et il nous faut encore l’aide des bénévoles pour trouver la commission technique et le jury du Concours de Machines. Les cadreurs défilent déjà depuis 8h pour présenter leur machine et nous découvrons enfin les propositions de nos collègues. Il est 11h, nous passons devant le jury à 15h30, c’est donc parti pour 4h30 mélangeant dans le désordre retrouvailles, rencontres, observations et coup de cœur, nettoyage de notre machine, sandwichs, stress, commission technique.
15h. “Manivelle, vous êtes là? Vous pouvez passer, il y a un retardataire.” Nous nous dirigeons donc plus tôt que prévu vers cette petite pièce éclairée aux néons dans laquelle le jury voit défiler toutes les machines. “Vous avez 20 minutes, parlez-nous de votre vélo!” Injonction ayant le mérite d’être ouverte mais me déstabilisant quelque peu. Je prends la parole pour nous présenter et revenir à la genèse du projet, notre rencontre avec le pilote, le processus de conception. Thomas présente toutes les pièces réalisées spécifiquement pour la machine, que ce soit en usinage numérique, en tournage ou encore en découpe laser. Nous nous attardons sur le poste de pilotage, la géométrie du vélo et le triangle arrière démontable. Il reste peu de temps, nous décidons de faire une démonstration du démontage du cadre et le jury se lève d’un bloc pour s’approcher de la machine et observer les détails. La fin du chrono se déclenche et nous quittons la pièce avec un vélo encore en deux parties pour laisser la place au prochain cadreur. Un rythme de marathonien pour le jury, une respiration pour nous maintenant que les présentations sont faites et que la machine semble être entrée en résonance avec les attentes du jury présidé par Alain Puiseux, rédacteur du magazine 200.
J’aperçois alors Arnaud, notre pilote, arriver en courant en contrebas de la Bergerie. Nous débriefons avec lui autour de ce qui s’est dit avant de lui présenter le travail des autres artisans-cadreurs, lui qui ne connaissait que de nom notre métier lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois en février. Il est 18h et je passe par la voiture pour récupérer des bières Perle avant de rejoindre l’apéro proposé par l’association des artisans du cycle et de découvrir un buffet achalandé par les nombreuses spécialités régionales rapportées par chaque cadreur. Je discute avec Julien et Olivier de Cycles Victoire, je retrouve Philippe de Cycles Andouard et Matthieu de Pechtregon. Nous nous donnons tou.te.s rendez-vous le lendemain matin pour exposer nos machines et rencontrer le public. Le décor a changé et les allées sont pleines de cyclistes vêtus de jerseys arborant les couleurs de leur club cyclo ou de leur pays d’origine. Autriche, Allemagne, Italie, mais aussi Australie, Inde, Usa. La journée passe très vite et nous rencontrons un public passionné et ravi par les propositions de chaque cadreur, toutes bien différentes. Une fois cette effervescence stoppée par le démontage de l’exposition, je me rappelle qu’Arnaud prend le départ dans moins de 24h, et la nuit qui suit est rythmée par cette échéance provoquant pas mal d’impatience et d’appréhension. Et 1200km en 3 jours, même si ce n’est pas moi qui les roule, c’est dur à appréhender.
Nous retrouvons Arnaud le lendemain 3h avant le départ. “J’ai envie de rouler là!” Il apparait particulièrement serein, et nous partons pour un petit tour à vélo dans Rambouillet pour dégoter quelques gourmandises qui agrémenterons ses premiers kilomètres. 17h, les pilotes du Concours bavardent dans le sas de contrôle avant de pouvoir se rendre sur la ligne de départ. 17h15, Arnaud et ses camarades de route s’éloignent sous nos applaudissements. Nous retournons en vitesse à la voiture pour rejoindre le premier checkpoint situé à 100km d’ici. Arnaud y arrive à 23h à peine essoufflé, je lui tends une salade de lentille et un peu de melon, puis il repart sans trainer vers Villaines-la-Juhel. Il est deux heures du matin, nous attendons Arnaud avec des parts de pizza et un brownie. “En longue distance, tu consommes tout directement de toute façon!” me lâche malicieusement Arnaud en avalant ce repas nocturne. Il est en pleine forme, aucun soucis avec le vélo sur ces premiers 220kms, et nous le laissons donc en autonomie pour la suite du parcours. Je suis maintenant aussi serein que lui.
Grâce au tracker installé sur le vélo, nous suivons Arnaud à la trace. “Alors, il en est où?” me demande Thomas. Dimanche, 22h44, Arnaud atteint Brest après m’avoir envoyé sur Messenger un “Brest dans 40 bornes” empreint d’une facilité presque déconcertante. Le lendemain, nous décidons de mettre le cap sur Fougère, checkpoint à mi-distance entre Brest et Paris qu’Arnaud devrait atteindre aux alentours de 23h par rapport au rythme qu’il tient depuis le début et qui lui permet de rouler bien devant la plupart des autres pilotes du concours. Je somnole aux abords du magnifique château de Fougère afin d’accumuler l’énergie nécessaire pour suivre Arnaud toute la nuit et l’accueillir en triomphe le lendemain en fin de matinée à son arrivée à Rambouillet. Enfin ça, c’est le plan que j’imagine en boucle, avant d’émerger sous la chaleur d’un soleil me chauffant le visage.
Arnaud arrive à Fougère un peu plus tard que prévu, et il est presque minuit lorsque il émerge de la nuit sous les lampadaires de ce gymnase de Fougère où il se rend pour faire tamponner sa carte de pointage. Nous nous dirigeons vers lui lorsqu’il en ressort. Je remarque de grosses chaussettes en laine découpées et enfilées au niveau de ses chevilles. Je sens son regard lourd. Je découvre sa démarche qui ne peut cacher la douleur. Arnaud nous l’annonce “J’ai une tendinite à la cheville gauche*, je pédale sur une jambe depuis des heures”. Je suis sonné, je cherche Thomas du regard et un silence s’installe. Cette scène n’était pas prévue dans mon scénario. Arnaud ne s’attendait pas à nous voir sur ce checkpoint, et je sens l’impact mental que notre venue provoque, le sortant de sa bulle mentale qui lui permettait de continuer de pédaler malgré la douleur. Sa cheville est très enflée et je me dis qu’un abandon serait le plus sage pour ne pas aggraver la situation. Arnaud se le refuse, boite jusqu’au vélo, et repart. Thomas lui annonce que nous le suivrons sur tous les checkpoints jusqu’à son arrivée à Paris.
“Je le sens pas, le tracker n’avance plus”. Thomas m’annonce qu’Arnaud roule à une moyenne de 10km/h depuis qu’il est reparti de Fougère et que ça l’inquiète. Je me prépare mentalement à l’abandon, sans en connaître le véritable impact sur notre participation au Concours de Machine. 1h42, le téléphone sonne, et la voix d’Arnaud remplace la radio dans les enceintes de la voiture. “J’y arrive plus les gars.”
Le coup est dur et les heures s’enchainent : rejoindre le checkpoint de Villaines-la-Juhel où nous étions déjà presque arrivé, courir à travers le village pour prévenir l’organisation du PBP, donner la position d’Arnaud et envoyer un véhicule de secours pour le rapatrier à Fougère, refaire les kilomètres dans l’autre sens pour le rejoindre. “Désolé” nous lance-t-il lorsque nous le retrouvons dans ce même gymnase. Nous le remercions alors chaleureusement pour les 900 kms qu’il a parcouru, d’abord dans un rythme nous impressionnant à chaque coup d’œil sur le tracker, puis dans cette douleur physique et mentale qu’il aura combattu sur des centaines de kilomètre.
Il est 5h du matin, Arnaud est installé dans le dortoir devant lequel nous plantons la tente pour essayer de nous reposer quelques heures. Nous réfléchirons à la suite des événements au réveil.
Le soleil chauffe la tente et les spectateurs applaudissent les coureurs passant en nombre juste à côté de nous. Le réveil est difficile, je me refais le film de cette nuit. Je décide rapidement d’appeler l’organisation du Concours. “Avec cet abandon, vous êtes automatiquement éliminés. La machine doit avoir roulé les 1200kms pour pouvoir être correctement jugée. C’est dommage, votre machine avait été appréciée par le public et remarquée par le jury”, me dit Ben de la commission technique. Je raccroche sans trop réussir à comprendre ce qui ressemble à un K.O. Je remonte à pied vers le gymnase pour récupérer la machine et une idée me vient : et si nous finissions nous même les derniers 300kms? Et si nous transformions ce Paris-Brest-Paris en relais? Je n’ai pas le temps d’évaluer la faisabilité de cette idée que Ben me rappelle. “J’ai quelque chose à te proposer : vous pouvez finir vous-même le parcours! Ça s’est déjà vu dans l’histoire du concours! (ndlr : équipe MILC en 2016)”.
20 minutes plus tard, Thomas enfourche la machine Manivelle. Un petit calcul nous gonfle à bloc : Arnaud est parti de Paris il y a 67 heures, il nous reste 13 heures pour respecter l’objectif des 80h du Concours; il reste 300kms, il faut pédaler à une moyenne de presque 24km/h pour y arriver, sachant que la moitié sera roulée pendant la nuit; pas évident, mais le challenge est beau.
Le vélo n’est pas fait pour la morphologie de Thomas, mais il l’oubliera rapidement le long des 100 premiers kms qui le séparent du prochain checkpoint. Thomas va vite, la confiance et l’énergie remonte. Je me tiens prêt à prendre le relais car avec les dernières 12h que nous venons de vivre, terminer seul ces 300kms aussi vite ne relève pas tout à fait du sens commun, mais aussi parce que l’idée de rouler une partie de ces bornes me motive particulièrement.
À 22h, Thomas a tout donné et me passe le relais, il reste 80 kilomètres que je dois parcourir en 3h. J’enfile le maillot Manivelle puis le gilet jaune du Paris-Brest-Paris et c’est toute la fatigue de mon corps qui s’en va pour laisser place à une énergie me permettant de prendre un plaisir énorme sur cette fin de parcours. L’occasion de vivre ce sentiment étrange d’être applaudi aussi passionnément que tous ces héros et héroïnes terminant leurs 1200kms alors que je ne suis en selle que depuis une heure. Le contrat est rempli malgré tous les rebondissements et je termine ce relais en franchissant la ligne d’arrivée de Rambouillet à 1h04 pour un temps total de 79h et 49 minutes. Un passage en commission technique plus tard, c’est l’heure de nous restaurer à la cantine accueillant tous les finishers, dans une atmosphère de fatigue à la fois extrême et de joyeuse.
La fin du Concours paraitra presque secondaire. Le lendemain après-midi, les résultats sont annoncés. Nous ne faisons pas parti des noms cités pour le prix du public (vélo en bambou de chez Ernest Cycles), pour le prix du jury (Pechtregon) ou pour le premier prix (Cycles Victoire). Notre victoire a déjà eu lieu quelques heures auparavant. Nous sommes fier de notre pilote, de notre machine, de notre aventure. Et nous revenons à Strasbourg avec cette motivation toujours plus nourrie : continuer à faire des vélos et continuer à faire du vélo pour revivre ce genre d’aventure.
* La cause de la tendinite peut être plurielle : basses températures des nuits et absence de jambière, une machine pas assez roulée avant le pbp, une fatigue physique, un parcours difficile etc. A noter que ce même symptôme est apparu chez deux autres coureurs du Concours.
Retrouvez également toutes les photos du vélo du Concours de Machines ici!