Silvin, co-fondateur de Manivelle, revient sur notre aventure du Concours de Machine 2022. Bonne lecture!
Mercredi, psychologie de comptoir et Van life
“Le départ de l’atelier en direction de Roubaix est prévu aux alentours de 15h. Les vélos sont prêts et nous prenons notre mal en patience en préparant une surprise à notre pilote Caro, une petite plaquette en bois gravée à son nom (dédicace à son métier de menuisière, et plaquette exigée dans le cahier des charges du Concours).
Chaque artisan.e a sans doute son propre rapport au Concours de Machines. Le mien n’est pas monochrome.
D’un côté, il y a l’effervescence qu’il procure, pour apporter avec soi un travail qui a de l’âme, et le partager avec nos collègues cadreurs.euses. Notre métier est « socialement » atypique. Il est à la fois très solitaire : nous et nos idées, nos outils, l’ambiance calme de l’atelier. Et en même temps, il s’expose inévitable sur les réseaux sociaux, le seul levier pour se promouvoir de manière autonome, sans compter sur la presse. Lors du Concours, cette sphère trop virtuelle redevient le temps de quelques jours entièrement palpable, réelle. Je retrouve chez les autres cadreurs.euses une sensibilité, des convictions, une écoute qu’il est dur de retrouver chez quelqu’un.e qui n’est pas passé par le même choix de vie professionnelle que moi. Car pour beaucoup, cela en reste un. Le Concours c’est aussi ça, parler de nos joies, nos doutes, nos envies, nos difficultés, et ça le rend très attirant à mes yeux.
De l’autre côté, il y a cette carapace que je tente de me mettre depuis les frustrations ressenties lors du CDM19. J’avais mal vécu le fait de mettre autant d’âme dans un projet, pour se sentir finalement peu considéré. Trop jeune, trop timide pour se montrer, pas assez dans les tuyaux. Alors je profite de chaque édition pour me rappeler que nous faisons ce Concours avant tout pour nous, pour continuer à s’inventer. Que le regard des autres est agréable parfois, souvent pertinent, mais qu’il ne doit pas affecter le notre.
Nous installons le vélo du Concours à l’arrière du van, c’est tout juste si nous ne le bordons pas sous la couette. Nous sommes fiers de notre réalisation. Nos deux vélos personnels sont installés sur le porte-vélo, nous voulons rouler le parcours avec Caro. Quelques boites achalandés avec nos accessoires, pour livrer certains collègues et aller voir des magasins lillois. Thomas met le contact, la musique démarre, la préparation du Concours ne s’arrête qu’à ce moment là, je souffle.
Je n’étais plus monté dans son van depuis le Concours 2021, les paysages jurassiens et plein de souvenirs doux remontent à la surface.
Le temps du trajet, nous préparons nos mots pour l’oral de demain matin. Nous arrivons à proximité de Roubaix alors que le jour tombe à sa fin, Thomas nous trouve un spot pour la nuit à proximité d’un fort. Nous sortons la table et les chaises pliantes, du cidre, des chips, regardons le soleil se coucher. Nous discutons jusqu’à ce que l’humidité nous ramène à l’arrière du van, trouver le sommeil avec l’excitation des prochains jours en perspective.
Jeudi, le grand déballage
Nous prenons le petit déjeuner dans les bouchons de l’agglomération lilloise. Il y a mieux, mais le jury nous attend pour 10h et nous ne sommes pas franchement en avance pour rejoindre l’atelier d’Andreas, alias La Fraise Cycles, le chef d’orchestre de cette édition 2022 du Concours de Machine.
Ni Thomas ni moi ne connaissons ce coin de la France. Roubaix ne nous laisse certainement pas indifférent, avec son passé industriel, ses briques, ses faïences, ses pmu , ses alimentations générales. Nous virons sur la droite pour nous enfoncer dans la cour intérieure du Non Lieu, tiers lieu associatif situé dans une ancienne filature de laine. Il n’y a pas encore grand monde, nous sommes les premiers à passer. Petor (le fameux Dear Susan) et Josh sont déjà là, prêt à partir en reportage pour TheRadavist. Nous papotons, je me souviens de Petor rencontré sur son Tallbike lors du Concours 2017 à Bruniquel. Je lui demande où il en est avec Dear Susan, et s’en suit une discussion sur la situation des cadreurs en Grande-Bretagne. Le niveau de vie rend le métier précaire. Il se concentre aujourd’hui sur autre chose, à savoir l’organisation du Bespoked, festival du vélo artisanal (et de celles.eux qui les font) à Londres. Nous attendons que le jury nous appelle, le jury attend que nous montions les rejoindre au 1er étage. Petit quiproquo qui nous fait démarrer l’oral un peu plus tard que prévu, dans la bonne humeur. Notre introduction est un peu romancée, on ne se refait pas. Puis nous échangeons longuement sur notre proposition, le moment est très agréable. Première chouette rencontre avec Marie qui fait partie du jury et est la cofondatrice d’Avalanche Cycles. Nous connaissons déjà les autres membres du jury, Elisabeth, Laurent, Alexandre. Nous les prenons en portrait avant de laisser la place au prochain oral.
S’en suit une succession de prétextes pour jouer avec le vélo : commission technique, photo studio, shooting improvisé. Les autres cadreurs.euses arrivent au goutte à goutte, la curiosité s’intensifie à chaque apparition d’une nouvelle machine. Les approches sont très différentes, entre le Soumélie de Rémi (cadreur) et Amélie (pilote), un course à mini-boudin et frein à patin, et le Victoire de Jeanne (pilote) magnifiquement peint par Julien (fondateur), un gravel bodybuildé qu’elle compte utiliser sur l’Atlas Mountain Race l’année prochaine. Les rumeurs commencent à monter quand au parcours qui attend les pilotes. Paraît-il que nous serons plus proche d’une Malteni Bootlegger revisitée que d’un Paris-Roubaix avec du dénivelé comme nous l’avions compris.
Etant passé devant toutes les commissions dans la matinée, nous avons quartier libre en ce début d’après-midi après un couscous partagé tous.tes ensemble. Nous enfourchons nos vélos pour aller à la rencontre des shops de Roubaix et de Lille. Nous ferons notamment la rencontre des équipes de « Les Mains dans le Guidon », un lieu entre le magasin et l’atelier d’autoréparation, vraiment super. Avis aux lillois.e.s, nos accessoires sont maintenant chez eux.
Nous apprécions les jeux de briques sur les façades rythmant notre retour vers l’atelier de LaFraise. Caro, notre pilote, n’est pas encore là. Pour cause, elle passe aujourd’hui son CAP de menuisière. Déjà à la tête de son entreprise depuis 3 ans, elle le fait pour approfondir son savoir-faire artisanal, elle qui est architecte de formation, mais surtout pour avoir un outil de plus à disposition pour s’affirmer dans ce monde d’hommes. Bravo à elle. Son CAP finit à 17h, son taxi privé conduit par son compagnon Lucas et son ami Pépin l’achemineront jusqu’à Roubaix pour une arrivée à 23h.
Le briefing de la course commence en fin d’après-midi, nous ferons le report à Caro. Alex (Voisine, membre du jury et créateur de la trace) prend la parole pour nous présenter la journée de demain. Départ 5h, 210km pour 1800m de D+ (chiffres issus du gps après la course). Le parcours s’annonce engagé, il y aura de la caillasse, du terril, du sable. Et des orages sont prévus. Je me tends quelque peu à la découverte de ce tracé. Soit nous n’avons pas tous.tes eu les mêmes infos, soit il y a eu un manque de dialogue. Nous ne nous attendions en tout cas pas à un parcours du genre, notre pilote non plus, elle qui ne roule que sur route. Je l’appelle pour lui raconter le briefing, la réveille de sa sieste à l’arrière de la voiture. Je ne lui dévoile pas tout, lui indique tout de même qu’il y aura des secteurs où il faudra faire attention.
Je suis bien heureux que nous ayons couplé le cahier des charges du CDM (vraiment identifié Paris-Roubaix dans notre esprit) avec celui de Caroline, qui souhaitait justement un vélo lui permettant de sortir de la route pour découvrir les sentiers et élargir sa pratique. J’espère le parcours suffisamment ludique pour qu’elle ne se mette pas en danger, même qu’elle trouve du plaisir dans cette nouvelle manière de rouler.
Nous quittons à nouveau LaFraise, en direction du AirBnb réservé pour les prochains jours par Caroline et son staff. Nous découvrons une maison familiale en bordure de Roubaix, avec comme une petite impression de s’introduire chez quelqu’un. Des photos de famille un peu partout, des chambres avec des posters de chats. La journée nous a bien fatigué et nous attendons notre pilote avec des pizzas, avec un peu de lecture, dont un guide du Ch’ti pour les nuls trouvé trouvé dans la bibliothèque et dont les blagues nous font tourner de l’oeil, ou encore une histoire de l’industrie à Roubaix, nettement plus intéressant.
Nos trois ami.e.s débarquent un peu plus tard. Une vraie équipe sportive, avec notre athlète bien reposée, et son staff au petits oignons (Lucas et Pépin), qui s’affaire à déballer les nombreuses barres, légumineuses et autres denrées conseillées pour l’effort physique qui attend Caro et tout le reste de la troupe. Nous partirons en peloton derrière elle demain matin.
Vendredi, l’orage qui cachait le soleil
Réveil aux aurores, petit déjeuné à la volée, arrivée 4h55 sur la ligne de départ de la course. J’observe le visage de Caro, j’hésite entre la sérénité absolue et les émotions pas encore réveillées. Le départ est donné, le jeux de lumière des dynamos casse la pénombre, nous embrassons ce beau peloton avec nos applaudissements.
Nous partons une vingtaine de minutes plus tard, avec un petit groupe de motivés. Les premiers kilomètres se font le long d’un canal, les jambes et la tête se réveillent tout doucement alors que la brume du petit matin se soulève des champs environnants. Les paysages sont ponctués de monstres industriels crachant déjà, ou encore, leur fumée. L’interêt esthétique que je donne à ces décors cohabite étrangement avec ce qu’ils racontent de notre société.
Je prends beaucoup de plaisir sur ce début de parcours, nous passons la frontière belge, faisons connaissance avec les pavés de Flandre. L’excitation de retrouver Caro sur le parcours nous fait rouler vite, mais je demande au groupe de ne pas chercher à la rattraper à tout prix, c’est d’abord sa course. Et puis elle roule bien, nous ne la voyons pas apparaitre à l’horizon.
Un peu plus tard, nous croisons la route de Sophie, pilote de Cyfac, avec qui j’avais déjà eu l’occasion de rouler l’année passée. Nous papotons un peu, elle me dit que Caro n’est plus très loin devant. Lucas, son ami, reçoit un appel de sa part. Elle s’approche du CP1 et roule toute seule depuis 20km. L’énorme orage qui pointe le bout de son nez ne lui égaye pas le moral. Lucas propose que nous la rejoignons, nous accélérons la cadence. Nous décidons de couper sur 1km la trace pour la retrouver au plus vite, il s’avère que Caro est justement bloquée au milieu de ce km, son chemin étant barré par un troupeau de vaches ne se décidant pas à se lever tout de suite. Elle y reste 10 minutes, nous la retrouvons au CP1. Elle a un grand sourire, et me dis qu’elle se sent bien, je suis rassuré. Nous repartons tous.tes ensemble, prêt.e.s à affronter la pluie. Au moment où celle-ci s’intensifie, la trace vire dans un champs, et nous passons l’heure suivante dans des torrents du boue, jouant avec les flaques pour faire tomber cette terre collante épaississant nos pneus.
Pas facile de voir le compteur bloqué, alors que nous venons de parcourir moins de 10km en une heure et qu’il en reste 150. Notre gruppetto reste festif, nous continuons la route, le soleil semble n’avoir jamais été aussi près derrière l’orage.
Nous nous approchons de la trouée d’Arenberg. Je préviens le groupe que je prends de l’avance, pour me préparer à prendre en photo Caro sur les pavés (un bon prétexte pour ne pas rouler ces 2km atroces). Je me rends compte après quelques kilomètres que la trouée n’est pas pour tout de suite. Je quitte la trace jusqu’à trouver une épicerie ouverte, je chercherai assez longtemps. Je prends des bonnes choses pour bien lancer l’après-midi, des chips, une saucisse sèche maison, du pain d’épice, des cacahuètes, des fruits, à boire. Je recoupe vers la trace, attend mes convives après avoir installé cet apéro-repas sur le rebord d’une caravane-friterie alors fermée, comme la plupart des commerces croisés. Ils mettent du temps à arriver, j’appelle Lucas pour avoir des nouvelles. J’apprends alors que j’ai évité les dunes de sable, qui les ralentissent à nouveau.
Je les vois prendre le virage au loin, fais de grands signes. Ils.elle se joignent à moi et le paquet de cacahuètes est vite terminé. Nous ne croiserons pas d’autres commerces ouverts, ce détour aura été utile pour nous éviter de manger des barres aux amandes toute la journée.
Notre prochain terrain de jeu est le Terril Sabatier. Un terril, c’est une colline créée par une accumulation de résidus miniers, typique de cette région du nord. Une terre noire, et le paysage devient lunaire lorsque nous atteignons le sommet du Terril. Nous sommes dans des petits singles joueurs, fluides. Caro me dit qu’elle commence à y prendre goût, je suis ravi. Juste après, là voilà qui s’engouffre dans une pente super raide, avec une photo souvenir à l’appui.
Le Terril est à présent derrière nous, nous arrivons sur la trouée d’Arenberg. Caro s’y engouffre sûrement, prenant même le temps de discuter avec Rémi, qui la suit sur le bord pour vérifier qu’elle roule bien l’intégralité des pavés. Il faut les voir en vrai, ces pavés. De vraies dents plantées dans le sol. Je suis impressionné par son sourire que ne bouge pas, elle en finit avec ces 2km. Nous nous retournons, Lucas et Pépin ne sont plus là. Nous décidons de continuer notre route, il reste plus d’une dizaine de secteurs pavés à affronter.
Je commence à l’aimer, ce petit chatouillement dans les bras procuré par les pavés. Nous avons un super rythme avec Caro, les kilomètres défilent enfin, nous commençons à croire à l’arrivée dans le temps imparti. Les secteurs pavés s’enchainent, Lucas et Pépin nous rattrapent quelques temps après.
Il est 17h30, il reste un peu moins de 30km à parcourir. Lorsque les 180 précédents sont composés de single cassants, de pavés, de virages et de relances perpétuelles, c’est encore beaucoup. Le groupe devient de plus en plus silencieux, les visages se ferment un peu. Nous cherchons chacun.e notre bulle, ne demandant pas trop à l’autre comment ça va, pour ne pas trop se poser la question.
Les kilomètres peuvent à présent se compter sur la main, les sourires réapparaissent. Nous nous approchons de l’ancien vélodrome de Roubaix qui dessine l’arrivée du parcours. Nous roulons lentement, pour savourer, ou parce que nous sommes à bout de force.
Le vélodrome est vide, tout le monde est à côté, prêt des tireuses, des frites et du jet d’eau, on les comprend. Alors nous faisons d’abord un crochet par là, reçu.e.s avec des applaudissements qui nous touchent. Un moment assez intense, parce que vraiment, c’était dur. Je suis super fier de notre joyeuse troupe, de notre pilote Caro. Nous retrouvons Thomas qui nous avait quitté un peu plus tôt dans la journée. Il a eu la belle idée de chercher une bouteille de champagne, je cherche des frites pour accompagner ces bulles, puis nous nous élançons bien équipé.e.s dans les courbes du vélodrome. Je capture ce moment mémorable, Caro, son Manivelle et toute cette boue, dans un vélodrome bercé par le soleil du soir. C’est l’heure de la fête, et la soirée sera belle.
Les deux jours suivant seront l’occasion de partager notre travail avec le public, de reprendre le temps d’échanger entre artisan.e.s, de découvrir de nouvelles têtes, d’en revoir avec un grand plaisir (coucou Louise), de papoter au micro de Céline (Vera – Podcast dynamo à retrouver ici). Le week-end se termine par la remise des prix, nous finirons avec le pavé du « Plus beau passage de câble ». Ce prix a de l’humour. Le jury nous indique que c’est aussi un prix compensatoire, parce que « vous êtes second dans presque chaque catégorie ». Celle du choix des cadreurs notamment, une reconnaissance qui me touche beaucoup.
Je repars de Roubaix le visage fatigué mais heureux. Des inspirations de toute part, une ambiance superbe, une organisation magnifiquement gérée, de chouettes compliments sur notre travail. L’année prochaine, le CDM revient sur le Paris-Brest-Paris. Avis aux amateurs.trices!